Revue Sciences sociales et sport. « Sports et langage »

Coordination
Julien Cazal (julien.cazal@univ-rennes2.fr)
François Le Yondre (francois.leyondre@univ-rennes2.fr)
Gaëlle Sempé (gaelle.sempe@univ-rennes2.fr)
(Maîtres.esse de conférences, Université Rennes 2, Laboratoire VIPS2)

Argumentaire
Loin de n’être qu’un monde de gestes et de corps, le monde social du sport est aussi marqué par une activité langagière soutenue. Dans la continuité du XXIème congrès de la Société de Sociologie du Sport de Langue Française, c’est à cette dimension que sera consacré ce numéro de la revue Sciences Sociales et Sport. Au-delà de l’apparent universalisme du sport moderne et donc des normes linguistiques qu’il impose et qui le légitiment, il importe de saisir les variations langagières qui le traversent dans une économie des échanges symboliques et des rapports de force. Ceci implique d’interroger les conditions de production des échanges verbaux dans le champ des sports selon ses locuteurs et leur position. « Ce qui parle, ce n’est pas la parole, le discours, mais toute la personne sociale » (Bourdieu, 1977, 23). La pratique linguistique entendue comme pratique sociale suppose donc de comprendre « tout ce qui contraint et organise la pratique : le marché linguistique, les compétences et les habitus des locuteurs en présence » (Laks, 1983, 94). Lorsqu’ils parlent du sport, quels rapports sociaux engagent-ils ? Quelles catégories induisent-ils ? Comment comprendre les mots, néologismes et catégorisations langagières apparemment propres au monde du sport ? Comment cette activité langagière se (re)produit-elle au cours de la socialisation, comment se transmet-elle et en quoi manifeste-elle des rapports sociaux traversés par des tensions, des rapports de pouvoir, de domination, de subordination, de complicité ou bien de concurrence ? Ces questions peuvent se poser à propos de tous les lieux, espaces et institutions où les pratiques sportives se déroulent et se transmettent. L’univers social de l’EPS, du sport fédéral, de l’activité physique adaptée, du sport à vocation socio-éducative, sont, parmi d’autres, autant d’espaces où il importe de dévoiler le pouvoir des mots et du langage notamment dans les processus de formation et de perpétuation des inégalités.

Si les innovations langagières sont plus souvent des modulations que des néologismes, le « sport pour tous » de la nouvelle Agence Nationale du Sport, « les sports de nature », « le sport-santé », « le socio-sport », « le sport de haut-niveau », « le sport de très haute performance », « le e-sport » et ses « e-ligues » sont autant de modulations langagières qui décrivent des formes de différenciations, sinon des ruptures qui traversent le champ du sport et matérialisent ses luttes. L’enjeu n’est donc plus seulement de savoir d’où viennent ces catégories et quels sont leurs effets performatifs mais de situer les intérêts particuliers – sinon privés – qui les sous-tendent. À l’avantage et au détriment de qui, de quelles institutions ou de quels groupes sociaux ces façons de dire le sport tendent-elles à s’imposer comme des manières « naturelles » et universelles de le concevoir et de le pratiquer ?

Ces questions invitent à mettre à distance les catégories institutionnelles et socialement légitimes qui tendent à s’imposer comme des catégories potentielles de l’analyse sociologique. « Si nous nommons ce que nous étudions à l’aide de mots que les personnes concernées utilisent déjà, nous acquérons, à travers ces mots, les attitudes et les perspectives que ces mots impliquent. » (Becker, 2009, 235). Le monde du sport ne cesse d’entretenir ou d’inventer ces catégories : qu’implique-t-il de travailler sur le « sport-de-très-haute-performance » plutôt que sur « le sport de haut-niveau », sur « le sport pour le développement » plutôt que sur « le socio-sport » ou « la performance sociale par le sport », sur le « sport-santé » plutôt que sur les activités physiques pratiquées par des personnes vulnérables, ou encore sur « le sport féminin », comme s’il représentait une classe de pratiques sportives à part entière alors que le sport masculin ne requiert pas de spécification langagière ? Les récents Jeux Olympiques de Paris ont consacré le succès de la notion d’héritage. Mais qu’implique l’usage de ce terme par les chercheurs en sciences sociales ? Peut-on raisonnablement mener une sociologie de l’héritage sans interroger les enjeux d’un tel vocable ? S’il s’inscrit dans une forme de stratégie de (re)légitimation de l’olympisme par une rhétorique patrimoniale socialement et politiquement porteuse, comment la sociologie peut-elle s’en emparer sans participer à l’installation de cette rhétorique comme une évidence ? Une définition précise pourrait sembler utile mais ne risque-t-elle pas de lui donner une légitimité scientifique ?

L’une des options envisageables consiste à faire des notions continuellement retravaillées par le champ du sport des objets permanents de recherche. Quels sont les enjeux du travail de (re)catégorisation par le langage auquel les acteurs du sport s’adonnent constamment ? Cette approche paraît nécessaire mais fait aussi courir le risque d’une difficile communication entre les sociologues et les acteurs du monde sportif. Quels sont les apports d’une sociologie du langage du sport qui, plutôt que de travailler seulement sur les déterminants sociaux de « la très haute performance » ou sur les effets d’héritage, s’évertuerait avant tout à les déconstruire en tant que catégorie de langage. C’est au traitement de cette problématique que nous invitons les sociologues spécialistes du sport à partir de leurs travaux, objets, terrains et des « catégories pratiques » (Brubaker, 2001) auxquelles elles·ils se confrontent. Il est possible de renverser le questionnement des rapports entre le langage des acteurs du sport et celui des sociologues. Que sait-on par exemple de la manière dont les formateurs·rices, les journalistes, les élus ou encore les lobbyistes mobilisent les concepts sociologiques ? Il arrive en effet que « le vocabulaire de la sociologie devienne celui des acteurs qui parlent des « effets pervers », des « zones d’incertitude », des « effets systémiques », du « charisme » et du « capital culturel »… » (Dubet, 2002, 7). Si cette porosité des registres peut être interprétée comme l’indicateur positif d’une diffusion des connaissances en sociologie du sport, il convient d’en interroger les modalités, les conséquences et les éventuelles traductions auxquelles sont soumises les catégories langagières et plus foncièrement les catégories de pensée qu’elles recouvrent. Cette diffusion opère d’autant plus qu’une part de l’activité des sociologues du sport consiste à communiquer aux acteurs·rices du sport les connaissances qu’ils·elles produisent à leur sujet voire à les co-construire avec eux·elles (Fontan, 2010 ; Gillet & Tremblay, 2017). Le rapport d’intersubjectivité qui s’ensuit entre la sociologie du sport et le monde social du sport invite à une double question. Il s’agirait d’une part de comprendre ce que le langage conceptuel de la sociologie du sport fait au sport ? Comment les acteurs du monde sportif disent, décrivent, analysent leurs propres pratiques à partir du langage de la sociologie ? D’autre part, comment cela affecte le travail des sociologues ? En particulier lorsque des enquêtés s’exprimant à l’occasion d’un entretien de recherche ont recours au vocabulaire de la sociologie ? Outre que cet usage du langage sociologique puisse s’inscrire dans la gestion d’une asymétrie sociale perçue, quelles sont les conséquences épistémologiques et méthodologiques de cette circulation ?

L’attention sociologique au langage comme support de construction des pratiques sportives peut toutefois conduire au risque de déréaliser le social. Si le sport est un mot, soit une fiction performative, il renvoie aussi et surtout à une matérialité que la sociologie ne peut pas négliger. Celle des structures sociales d’abord ; dans un article adressant une critique à l’approche ethnométhodologique du langage, Bourdieu rappelle que si le mot famille parvient à imposer cette notion comme une réalité naturelle, c’est parce qu’elle s’appuie sur les configurations familiales existantes. « Ainsi la famille comme catégorie sociale objective (structure structurante) est le fondement de la famille comme catégorie sociale subjective (structure structurée), catégorie mentale qui est le principe de milliers de représentations et d’actions (des mariages par exemple) qui contribuent à reproduire la catégorie sociale objective. Ce cercle est celui de la reproduction de l’ordre social. » (1993, 34). Il conviendrait par conséquent de considérer la manière dont l’organisation du sport permet l’existence d’un ensemble langagier qui lui-même renforce ce qui advient finalement comme l’ordre social du sport.
La matérialité peut aussi être celle du corps, des émotions et des sensations qui le traversent au cours des activités sportives. Le sport parait un terrain propice à l’analyse des relations entre expériences corporelles et catégories de langage. Il peut, en effet, permettre de comprendre par quels mécanismes les sensations donnent du corps au langage mais il est aussi possible d’examiner comment celui-ci « arrête la rhapsodie des impressions sensibles [… et leur] impose une forme pour en faire des représentations » (Cassirer, 1972[1953], 250), c’est-à-dire comment le langage agit sur les perceptions corporelles.
Sous un autre angle théorique, cette expérience corporelle peut être appréhendée comme une épreuve au sens que lui donne la sociologie pragmatique, c’est à dire comme « situation au cours de laquelle des acteurs font l’expérience de la vulnérabilité de l’ordre social, du fait même qu’ils éprouvent un doute au sujet de ce qu’est la réalité » (Lemieux, 2012, 174). Lorsque les pratiques sportives donnent lieu à des performances, des perceptions ou des sensibilités qui dissonent avec les catégories langagières disponibles, l’ordre social, en effet, ne paraît plus aller de soi. Comment analyser par exemple les pratiques et les discours provoqués par la dissonance entre les performances physiques d’une athlète comme Caster Semenya et la définition restrictive – mais dominante dans le champ du sport – de la féminité comme catégorie de pensée historiquement construite ? Assiste-t-on à des réajustements de la catégorie langagière par des précisions d’ordre physiologique qui se concrétisent par des modulations terminologiques douteuses produites dans le langage institutionnel et médiatique : « être femme au sens biologique », « athlète hyperandrogène » ? Assiste-t-on plutôt à son maintien au prix d’une exclusion de la catégorie comme celle infligée à l’athlète par la Fédération Internationale d’Athlétisme ou encore au prix d’un traitement médical ? Ici, plus que jamais, la dissonance entre la matérialité corporelle du sport et son langage montre qu’on ne peut appréhender les processus de catégorisation langagière indépendamment des expériences concrètes voire sensibles des acteurs.rices. Les mêmes questions se posent pour tous les programmes d’intervention par le sport (EPS, socio-sport, sport-santé, activités physiques adaptées, etc.) qui attachent à certaines catégories d’identification (élèves, demandeurs·euses d’asile, chômeurs·euses, détenus.es, porteurs·euses de handicaps, malades chroniques, etc.) des attentes en matière d’engagement dans l’activité sportive. Si certaines formes d’engagement et de sensations sont attendues et induites chez les participants.es en fonction de la catégorie institutionnelle par laquelle ils sont identifiés.es, ces individus participent-ils à redéfinir, contester ou moduler ces mêmes catégories langagières lorsqu’ils font et éprouvent voire revendiquent autre chose que ce qui est attendu ? Dans quelles conditions théoriques et méthodologiques peut-on, plus globalement, analyser les multiples engagements sportifs de ces publics en situation de vulnérabilité comme des participations à la révision constante des systèmes de classification qui s’imposent à eux par ailleurs ? En définitive, si pour Durkheim « c’est donc le langage qui nous a permis de nous élever audessus de la pure sensation […] » (1922, 57), peut-on essayer de comprendre, à l’inverse, comment les sensations (sportives) participent en retour à travailler les catégories de langage ?
Les liens entre le corps sportif et le langage peuvent aussi être interrogés sous l’angle des nouvelles technologies d’auto-mesure et de quantification de soi. Les travaux de sociologie qui s’y consacrent mettent en évidence la manière dont les objets connectés, par exemple, renouvellent les formes de discours qui racontent et consacrent les pratiques d’entretien de soi (Dagiral, 2019). L’expérience sportive prend-elle le même sens lorsqu’elle est racontée par le verbe ou par les données chiffrées des applications numériques ? Dans son ouvrage sur la sociologie du langage, Achard (1993) appréhendait déjà les sondages d’opinion ou la comptabilité comme des formes de discours supprimant les pronoms, les verbes et d’une certaine façon affectant les subjectivités. De ce point de vue, que deviennent les expériences sportives lorsqu’elles sont passées au crible du langage pré-codé des algorithmes ?

Le langage du sport dépasse enfin la sphère sociale du sport elle-même. Il s’applique au monde du travail, de l’école, de l’économie, des médias ou encore de la politique. Au-delà des multiples formes d’instrumentalisation du sport, par exemple par les entreprises (Barbusse, 2002), que traduit cette extension ? Si le sport peut être appréhendé comme « un monde social inversé où la peine est transfigurée en plaisir et le travail en jeu » (Defrance, 1987, 182), « performer », « challenger », « fonctionner en équipe », « accepter les règles du jeu » sont-elles autant de formulations langagières empruntées au vocabulaire sportif pour adoucir des rapports sociaux qui contreviennent aux aspirations des individus ? Ou bien sont-elles les indicateurs d’une diffusion plus profonde d’une idéologie sportive faisant la part belle aux exigences sociales de performance et aux inégalités justifiées par un système méritocratique où chacun.e aurait prétendument sa chance ?

Cinq axes sont proposés afin d’orienter les propositions d’articles :
1. Langages, catégories de pensée et pouvoir
2. Langage sportif et langage sociologique : porosité et effets réciproques.
3. Corps, langage et socialisation
4. Analyser le langage : les méthodes en question
5. Le langage du sport au-delà du sport

BIBLIOGRAPHIE

Achard P. (1993). La sociologie du langage, Paris, PUF.
Austin J.L. (1970). Quand dire c’est faire, Paris, Seuil.
Barbusse, B. (2002). Sport et entreprise : des logiques convergentes ? L’Année sociologique, vol. 52(2), 391-415.
Becker H.S. (2009). Comment parler de la société, Paris, La Découverte.
Bourdieu P. (1977). L’économie des échanges linguistiques. In : Langue française, n°34, Linguistique et sociolinguistique. pp. 17-34.
Bourdieu P. (1982). Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.
Bourdieu P. (1993). À propos de la famille comme catégorie réalisée. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 100, pp. 32-36.
Brubaker, R. (2001). Au-delà de l’« identité ». Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 139, n°4, pp. 66-85.
Cassirer, E. (1972[1953]). La philosophie des formes symboliques. 1. Le langage, Paris, Minuit.
Dagiral, É. (2019). « Extension chiffrée du domaine du perfectionnement ? La place des technologies de quantification du soi dans les projets d’auto-optimisation des individus », Ethnologie française, XLIX, 4, n°176, pp. 721-736.
Defrance, J. (1987). L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes. 1770-1914, Rennes, PUR.
Dubet, F. (2011) « Diversité des styles et unité de la sociologie », SociologieS [En ligne], Débats, La situation actuelle de la sociologie, mis en ligne le 06 juillet 2011.
Durkheim, E. (1922). Education et sociologie, Paris, Alcan.
Fontan J-M, (2010). « Recherche partenariale en économie sociale : analyse d’une expérience novatrice de coproduction des connaissances », La Revue de l’innovation : La Revue de l’innovation dans le secteur public, nº 15, 2010/3, p. 1-17.
Gillet A., Tremblay D. (2017). Les recherches partenariales et collaboratives, Québec/Rennes, Presses de l’Université du Québec/Presses universitaires de Rennes, 2017
Lahire, B. (2001). Catégorisations et logiques individuelles : les obstacles à une sociologie des variations intraindividuelles. Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 110, n°1, pp. 59-81.
Laks B. (1983). Langage et pratiques sociales. Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 46, mars. L’usage de la parole. pp. 73-97.
Lemieux, C. (2012). Peut-on ne pas être constructiviste ? Politix, Vol. 100, n°4, pp. 169-187.

Langue : La revue Sciences sociales et Sport publie des articles en français.

Soumission :
Les propositions d’articles (3000 signes max) sont à envoyer aux trois coordinateurs et coordinatrice du numéro : francois.leyondre@univ-rennes2.fr ; julien.cazal@univ-rennes2.fr ; gaelle.sempe@univ-rennes2.fr
Les propositions présenteront le cadre théorique mobilisé, la problématique, l’enquête de terrain menée, la méthodologie employée et les résultats obtenus. Les propositions seront rédigées suivant les normes d’écriture de la revue Sciences Sociales et Sport, disponibles sur la page suivante : http://www.3slf.fr/IMG/pdf/recommandations_aux_auteurs_2016.pdf

Procédure de sélection des articles :
Les propositions d’articles (résumés) sont réceptionnées par les coordinateur et coordinatrices du numéro spécial. Elles sont classées par leurs soins et transmises au comité de rédaction de la revue. La décision finale concernant les propositions d’articles est prise en collaboration avec les membres du comité directeur. L’acceptation définitive des articles dépendra des avis rendus suite à une expertise en double aveugle. Les coordinateurs et coordinatrice du numéro pourront proposer un ou deux expert.es au comité de rédaction. Leur sollicitation sera faite par le comité de rédaction de la revue. L’article est refusé s’il fait l’objet de deux avis « refus » de la part des expert.es ; l’article est réévalué s’il fait l’objet d’un « refus » et d’une « acceptation » sous conditions ; l’article est accepté s’il fait l’objet de deux avis « d’acceptation » sous conditions ou non.

Calendrier :
– Date d’envoi des propositions de résumés : 7 janvier 2025
– Sélection des propositions et réponses aux auteur.es : 31 janvier 2025
– Remise des articles : 30 mai 2025
– Réponse définitive suite à une double expertise anonyme : 5 septembre 2025
– Remise de la version finale des articles : 5 décembre 2025

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