La sociologie face aux « innovations » sportives
L’appel à communication « Penser le changement. La sociologie face aux « innovations » sportives », pour le prochain congrès Lyonnais de la 3SLF est prolongé jusqu’au 15 février 2023.
Il est donc encore temps, si ce n’est déjà fait, d’adresser vos propositions.
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APPEL À COMMUNICATIONS
XIIe congrès international de la Société de Sociologie du Sport de Langue Française
Penser le changement.
La sociologie face aux « innovations » sportives
Lyon, les 8, 9 et 10 juin 2023
Le champ sportif est constitué d’un ensemble d’espaces sociaux fortement structurés par des intentions de progrès et d’innovation. Du sport de haut niveau (dans une logique de dépassement des limites) à l’activité physique adaptée (dans une logique d’accessibilité pour les personnes fragiles ou vulnérables), en passant par les marchés sportifs en recherche d’avantages concurrentiels ou encore par l’Éducation physique et sportive (EPS) soucieuse de s’ouvrir aux nouvelles disciplines, le sport stimule à la fois la créativité et la production de discours sur les nouveautés. Celles-ci peuvent concerner les modalités de pratiques, les techniques corporelles, les méthodes d’entraînement, les modalités pédagogiques, le matériel et les technologies, les modes d’organisation, etc. (Defrance, 1985 ; Hillairet, 2006 ; Trabal, 1999 ; Vigarello, 1988). Foisonnants, ces discours renvoient à des transformations observables diverses dont il ne s’agit pas de nier la réalité. Pour autant, usant d’une rhétorique de l’évolution qui leur permet de s’affranchir de toute justification fondée sur des données factuelles et empiriques, ils se révèlent très souvent fort performatifs et contribuent de ce fait à structurer les perceptions les plus communes du monde sportif. La plupart des discours contemporains sur le sport se révèlent ainsi profondément marqués par la croyance que l’on y assiste en permanence à une « explosion » de nouvelles pratiques, à une « accélération des transformations », ou encore à des changements « exponentiels ».
Face aux nombreux commentaires inquiets ou laudatifs que stimulent les thématiques du changement et de l’innovation dans tous les espaces sociaux, les sociologues peuvent à juste raison hésiter à s’engager dans un travail scientifique sur les « nouveautés », dont Passeron (1987) a très tôt rappelé les travers pour les sciences sociales du sport. Pociello (1992) est un des premiers sociologues spécialisés sur l’objet sport à avoir évoqué les tendances d’évolution et les transformations des loisirs et des goûts sportifs avec l’émergence de « nouvelles pratiques ». Pour autant, les sciences sociales du sport construisent leur scientificité en préférant « le plus souvent montrer que l’événement n’en est pas un : la nouveauté n’est pas si nouvelle, le surgissement s’inscrit dans une perspective historique, une tradition culturelle, une logique sociale » (Bensa et Fassin, 2002, p. 2). L’objectif du 12e Congrès de la Société de Sociologie du Sport de Langue Française est donc de rendre compte des travaux sur les phénomènes de changement, les « nouveautés » et l’innovation sportives mais aussi de s’interroger sur les approches théoriques, les outils méthodologiques ou encore les questionnements épistémologiques et axiologiques soulevés par ces recherches.
Axe 1. Ralentir face aux « nouveautés » : de l’objet social à l’objet de recherche
La notion de progrès, chancelante dans le social contemporain et le champ académique (Ménissier, 2016 ; Taguieff, 2001) est une catégorie spontanée qui reste néanmoins centrale dans le monde sportif. Analyser l’innovation nécessite de s’extraire d’un ensemble de biais (Godin & Vinck, 2017) qui façonnent par exemple les pratiques managériales ou les décisions politiques, mais orientent aussi le regard des observateurs : accent mis sur les vertus de l’innovation au détriment des externalités négatives dont elle est aussi porteuse ; élaboration de conclusions optimistes à partir de success stories ; association de l’innovation à la rupture et à l’originalité, dénigrement de l’imitation qui fait partie intégrante des trajectoires d’innovation ; promotion d’un régime accéléré d’innovation ; sacralisation de la technologie ; surestimation du contrôle exercé sur les processus au détriment de la prise en compte de leur complexité et contingence. De telles grilles de lecture génèrent des représentations et interprétations partagées de la manière dont l’innovation est produite qui façonnent notre manière collective de l’appréhender (Joly, 2019). Il convient donc d’éclaircir la philosophie de l’histoire ainsi que les valeurs et normes que véhiculent tacitement les discours les plus convenus sur l’innovation et le changement. L’innovation tend à être fétichisée, là où la stabilité, souvent assimilée à la stagnation, est rarement appréhendée sous l’angle des promesses et des solutions (Joly, 2019). Par ailleurs, la complexité des processus et les contingences qui produisent ou réduisent – en reproduisant – des changements sont fréquemment occultées. Un premier risque de l’analyse des « nouveautés » est d’« ériger l’un quelconque des mille traits qui composent un moment de société en part expressive de toute l’époque » (Passeron, 1987, p. 129). En cela, l’analyse des innovations peut produire une réduction sur un supposé déclencheur et ses effets directs de création, ce qui ne permet pas d’identifier ce qui disparaît ou se reproduit dans le « système technicien » (Ellul, 1977 ; 1988 ; Goulet et Vinck, 2012).
Par ailleurs, l’analyse de l’inédit a parfois cédé, en appui sur la tradition weberienne de la prise en compte du sens que les acteurs donnent au changement, à la mise en oeuvre d’une histoire « événementielle » (Vivier, Loudcher et Vieille-Marchiset, 2005) faisant la part belle à la chronologie des faits connus et aux hagiographies de figures célèbres tout en invisibilisant d’autant le rôle d’autres acteurs. L’analyse des « succès » (ou plus rarement des « échecs ») pose également la double question, d’une part, de l’illusion biographique contenue dans les récits d’innovation et d’autre part, du risque de jugement de valeur et de la normativité qu’ils véhiculent. À l’instar des historiographies sportives racontant les grandes figures du sport, il n’est pas rare que des récits d’innovations soient construits autour d’une figure géniale qui condense l’essentiel des transformations à l’œuvre. D’autres travaux ont montré au contraire que les innovations sportives sont portées par des réseaux élargis et façonnées progressivement, par compromis, entre des acteurs pluriels (inventeurs, usagers, prescripteurs, concurrents, etc.). Ils démontrent que le rôle des innovateurs ordinaires, fréquemment négligé, doit être pris en considération, car des acteurs hétérogènes influencent concrètement le devenir des inventions (Alter, 2000). De telles analyses sociotechniques, aussi utiles soient-elles, présentent cependant le risque de se perdre dans une description minutieuse, mais démesurée voire interminable, tout en ne rendant pas justice à l’épaisseur des processus sociaux à l’œuvre. Privé de ses dimensions normatives et signifiantes, l’inédit est alors un impensé. Peut-on évacuer « les médiations normatives du lien social, c’est-à-dire l’idée que le lien social ne s’établit pas sur une base d’arbitraire et de hasard » (Quéré, 1989, p. 107) ?
Un premier axe de communication concerne donc les manières par lesquelles procèdent et ont procédé les travaux sur le thème de l’innovation dans le champ des études sur le sport. Comment les chercheurs se saisissent-ils de ces notions à propos de leurs terrains (sport de haut niveau, APA, EPS, marché sportif, etc.) ? Comment rompent-ils avec ces objets sociaux fortement connotés pour construire leur problématique de recherche ? L’ambition est ici de construire, à partir des travaux à propos de « nouveautés » liées au sport, un recul critique sur les approches sociologiques mobilisées. Les contributeurs seront ainsi invités à discuter les conceptions sociologiques mais aussi axiologiques des acteurs et du changement véhiculées dans leurs travaux de terrain. Ils peuvent également proposer un retour réflexif sur leur usage des notions d’innovation ou de changement, ou leur refus d’y recourir.
Axe 2. Questions de méthodes : objectiver le continu et l’inédit
Dans les sciences sociales, la question du changement n’a cessé d’alimenter les débats entre les historiens et les sociologues, ces derniers ayant toujours été plus prompts à percevoir de l’inédit dans des phénomènes qui se donnent comme « nouveaux ». Les historiens quant à eux rappellent la place centrale de l’imitation, de la résurgence de formes anciennes et la permanence de la structure dans ce qui est qualifié d’innovant. Sans nécessairement s’en réclamer, plusieurs recherches privilégient le prisme diffusionniste, qui intègre les facteurs ayant permis à la nouveauté d’advenir, mais aussi les résistances qu’elle a pu susciter. Progressivement, les théories processuelles, notamment par l’usage du concept d’innovation, ont pris le pas sur l’analyse de l’événement (Mendras et Forsé, 1983). Le travail scientifique sur le temps présent n’en devient que plus difficile, sinon suspect.
L’événement est dissous dans deux formes de réduction. D’un côté, par une contextualisation qui permet de montrer que le phénomène « nouveau » n’apparaît pas ex nihilo mais est au contraire relié à tout un ensemble de mots et de choses déjà-là et qui, en quelque sorte, en préparaient ou en retardaient la venue. De l’autre, le travail sociologique s’attache à rendre compte du rapport que les individus entretiennent avec ce phénomène, c’est-à-dire notamment de la façon dont l’événement est construit socialement et médiatiquement. « Pour éviter ce double écueil, la réduction par le contexte ou par la construction, il convient de restituer à l’événement sa spécificité temporelle : il manifeste à lui seul une rupture d’intelligibilité. » (Bensa et Fassin, 2002, p. 4). En questionnant, d’une part, les temporalités impliquées dans l’analyse scientifique et, d’autre part, les significations associées aux phénomènes qui se donnent comme nouveaux (Deleuze, 1969), il devient possible de dépasser l’opposition événement/rupture versus permanence/continuité, pour analyser des combinaisons et des (re)configurations singulières. Finalement, l’analyse du nouveau ne saurait être coupée de celle du continu, et l’effort d’objectivation scientifique doit par conséquent s’effectuer dans les deux directions. C’est par ailleurs dans la longue durée et dans la comparaison minutieuse que l’on peut s’assurer que « dans ces démaillages et remaillages continuels, un changement a pris un volume (statistique), une unité (signifiante) et un pouvoir (inducteur) permettant de conclure à l’apparition d’une nouvelle configuration digne d’une nouvelle description d’ensemble » (Passeron, 1987, p. 130).
Ce deuxième axe réunira des communications à propos des outils et méthodes utilisés pour rendre compte du continu ou de l’inédit. Les contributeurs sont notamment invités à discuter la façon dont ils articulent différents outils de recueil et d’analyse de données et notamment ceux de l’historien et ceux du sociologue.
Axe 3. L’ « excès de vitesse » comme effet des conditions du travail scientifique en 2023
Un dernier axe de cet appel à communications concerne l’influence directe des conditions de production du travail sociologique sur le savoir construit. En effet, les risques déjà évoqués de l’analyse du changement en sociologie sont aussi fortement liés aux conditions concrètes dans lesquelles ce travail est effectué, particulièrement dans le champ pluridisciplinaire des STAPS dans lequel la sociologie doit sans cesse faire la preuve de son apport, de son utilité, voire de sa scientificité. L’injonction à l’originalité et à la découverte qui pèse sur la production académique peut dès lors pousser les chercheurs à hypertrophier le caractère novateur des objets étudiés, des connaissances produites ou des dispositifs méthodologiques déployés.
Parmi les contraintes objectives conditionnant les productions scientifiques, l’obtention de financements via des appels à projets est une dimension centrale. Or, la question des changements et des innovations y occupe une place croissante qui repose par ailleurs sur des demandes plus ou moins explicites de transformation du rôle du sociologue et du savoir construit : priorité à la découverte, accent sur l’opérationnel et l’applicable, à propos d’enjeux sociaux pas ou peu déconstruits, etc. Le sociologue peut alors difficilement se cantonner à un rôle d’observation ; il doit prendre une part active dans la transformation du réel ou encore dans l’accompagnement des politiques publiques et la promotion de l’innovation notamment « sociale », quitte, dans une certaine mesure, à laisser impensée des facettes de l’innovation (Sveiby, 2017). La place grandissante de la recherche interventionnelle fait partie de ce mouvement et semble contribuer à transformer le métier de sociologue par le biais des injonctions à la production de résultats « opérationnels » que celle-ci impose (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1968).
L’objectif de cet axe est de questionner ce que ces (nouvelles ?) conditions de travail font à la construction du savoir sociologique tout en portant une attention soutenue à la façon dont il se diffuse sous des registres de discours variés et de plus en plus difficiles à maîtriser. Il s’agira également de se questionner sur les perspectives quant au travail scientifique en sociologie du sport.
Quatre axes sont ainsi proposés afin d’orienter les propositions de communication :
- Ralentir face aux « nouveautés » : de l’objet social à l’objet de recherche
- Questions de méthodes : objectiver le continu et l’inédit
- L’« excès de vitesse » comme effet des conditions du travail scientifique en 2023
- Autres thématiques
Les propositions de communication seront soumises directement en ligne sur le site du congrès (onglet dans le menu à gauche).
Il est aussi possible de soumettre une proposition d’ateliers thématiques au comité d’organisation par le biais de l’adresse de contact : congres-3slf-2023@univ-lyon1.fr
Bibliographie indicative
Alter N. (2000). L’innovation ordinaire. Paris, PUF.
Bensa A., Fassin E. (2002). « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain [En ligne], 38.
Bourdieu P., Chamboredon J-C., Passeron J-C. (1968). Le métier de sociologue. Paris, PUF.
Defrance J. (1985). « L’adoption de la perche en fibre de verre », Culture technique, 13, 257-264.
Deleuze G. (1969). Logique du sens. Paris, Minuit.
Ellul J. (1977). Le système technicien. Paris, Calmann-Lévy.
Ellul J. (1988). Le bluff technologique. Paris, Hachette.
Godin B., Vinck D. (dir.). (2017). Critical studies of innovation: alternative approaches to the pro-innovation bias. Cheltenham-Northampton, Edward Elgar.
Goulet F., Vinck D. (2012). « L’innovation par retrait. Contribution à une sociologie du détachement », Revue Française de Sociologie, 53, p. 195-224.
Hillairet D. (2006). Sport et innovation – stratégies, techniques et produits. Paris : Hermès.
Joly P. B. (2019). Reimagining innovation. In Innovation beyond technology (p. 25-45). Springer, Singapore.
Mendras H., Forsé M. (1983). Le changement social : tendances et paradigmes. Paris : Armand Colin.
Ménissier T. (2016). « Innovation et Histoire. Une critique philosophique », Quaderni [En ligne], 91, p. 47-59.
Passeron J-C. (1987). « Attention aux excès de vitesse : Le « nouveau » comme concept sociologique », Esprit, 1(4), p. 129-134.
Pociello C. (1992). « Espaces sportifs, innovations et prospective », in Michon B., Faber C. (eds). Corps, espaces et pratiques sportives : sociologie des pratiques d’exercice corporel, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 111-138.
Quéré L. (1989). « Les boîtes noires de Bruno Latour ou le lien social dans la machine ». Réseaux. Communication-Technologie-Société, 7(36), p. 95-117.
Sveiby K. E. (2017). Unattended consequences of innovation. In Critical Studies of Innovation. Edward Elgar Publishing.
Vigarello G. (1988). Techniques d’hier… et d’aujourd’hui. Une histoire culturelle du sport. Paris : Robert Laffont
Vivier C., Loudcher J-F., Vieille-Marchiset G. (2005). « Histoire de l’histoire du sport et de l’éducation physique en France », Sport History Review, 36, p. 154-178.
Taguieff P.-A. (2001). Du progrès. Paris, J’ai lu.
Trabal P. (1999). « La sociologie, la technique et l’innovation technologique dans le champ sportif », in Lanteri P., Midol N., Rogowski I. (eds). Les sciences de la performance à l’aube du 21e siècle, Gémenos : AFRAPS, 147-167.