Appel à contributions pour un numéro spécial de Sciences sociales et sport

« Enquêtes de genre dans les sciences sociales du sport »

Coordination :
Aurélia Mardon, MCF-HDR, Clersé, Université de Lille ; aurelia.mardon@univ-lille.fr
Cécile Ottogalli-Mazzacavallo, MCF, L-ViS, Université Lyon 1 ; cecile.ottogallimazzacavallo@
univ-lyon1.fr
Matthieu Quidu, MCF, L-ViS, Université Lyon 1 ; matthieu.quidu@univ-lyon1.fr

Argumentaire :
Ce numéro spécial a pour finalité d’interroger les conditions de production du savoir empirique dans les sciences sociales du sport à l’aune des concepts de genre et de rapports sociaux de sexe. Le sport constitue un domaine social emblématique pour la définition des masculinités (Connell, 2014), une instance de socialisation structurante de la masculinité hégémonique (Saouter, 2000 ; Louveau, 2004 ; Mennesson, 2010 ; Guérandel, 2016 ; Guérandel et Mardon, 2022), mais également une scène publique qui questionne les idéaux de genre (Butler, 2000). Il est ainsi surprenant que le sport – terrain ni anodin ni neutre à investiguer pour la chercheuse ou le chercheur en sciences sociales – ne suscite encore que peu de réflexions épistémologiques et méthodologiques au prisme du genre. Pour sortir de cet angle mort des sciences sociales du sport, ce numéro propose d’interroger ce que produisent, d’un point de vue épistémique, les rapports sociaux de sexe et les identités de genre sur le processus de recherche, depuis l’ouverture de l’enquête, en passant par la récolte des données et leurs analyses, jusqu’aux restitutions publiques. Parce que dans le domaine du sport, la ségrégation de genre s’imbrique fortement avec d’autres formes de ségrégation qu’elles soient raciales, de classe ou sexuelles, ce numéro se donne pour objectif de penser cette question de manière intersectionnelle (Dorlin, 2009 ; Mazouz et Lépinard, 2021 ; Boussahba et al., 2021) en montrant comment d’autres expériences vécues des chercheur.es agissent sur leur rapport au terrain, l’accueil qui leur est fait et, plus largement, le savoir empirique produit.
Même si la réflexivité préoccupe de plus en plus les chercheur.es (Monjaret et Pugeault, 2014 ; Clair, 2016, 2022a, 2022b) et notamment, plus récemment, les chercheur.es sur le sport, comme en témoignent les contributions rassemblées dans le numéro de revue coordonné par Hidri Neys (2022), le questionnement de l’impact du genre (entendu à la fois comme l’identité de genre du chercheur ou de la chercheuse et le rapport social de sexe dans lequel il s’insère) sur l’objet sportif constitue un angle peu investi dans la recherche en Sciences sociales du sport1. Les espaces sportifs et les pratiques sportives possèdent pourtant des régimes spécifiques de genre (Connell, 1987) qui, parfois facilitent, parfois orientent, limitent voire entravent la réalisation de l’étude en fonction de la posture de l’enquêteur ou de l’enquêtrice et de son identité supposée et/ou dévoilée (hommes et femmes cis ou trans, manière de performer le genre, orientation sexuelle, âge, origine sociale, rapports sociaux de race, handicap…). Ces dernières conditionnent probablement l’accès aux terrains, aux logiques des acteurs et actrices, aux sens « cachés » des pratiques et influencent plus ou moins la réception et l’appropriation par le mouvement social. Toute enquête, qu’elle soit qualitative ou quantitative, est confrontée à cette exigence critique de réflexivité (Quidu, 2014a, 2014b), qu’elle adopte explicitement la problématique du genre ou non. C’est précisément cet axe de questionnement que nous souhaitons prioriser dans ce numéro, tout en l’articulant avec d’autres expériences vécues comme l’expertise sportive ou d’autres expériences d’oppressions (Bereni et al., 2020). Dans quelle mesure cette démarche réflexive relative à la posture du chercheur ou de la chercheuse et à son identité (entendue comme multiple et dynamique) peut-elle contribuer à la production, la consolidation et la diffusion des connaissances produites sur les pratiques sportives depuis le prisme des sciences sociales ?
Ce numéro se positionne aussi à un niveau épistémologique afin d’interroger la manière dont la recherche a intégré (ou non) ce « prisme » d’analyse que constitue le genre pour questionner les rapports de pouvoir à l’oeuvre dans le champ académique, les manières de faire et les démarches de la recherche, la légitimité des résultats et/ou le principe de « neutralité axiologique ». Plus largement, il s’agit de discuter dans quelle mesure le genre pourrait constituer une épistémologie sui generis (c’est-à-dire une façon de penser les conditions de production du savoir). En ce sens, « le genre est ce qui défie les méthodologies traditionnelles et bouleverse les horizons disciplinaires » (Cressens, 2020), ce qui entraîne « un renouvellement épistémologique profond » (GenERe, 2018) en se posant comme un paradigme sous-jacent aux disciplines et aux savoirs établis.
Ce numéro propose donc un (re)travail des savoirs produits dans les sciences sociales du sport (sociologie, histoire, ethnologie, sciences politiques) à l’aune de la réflexivité et/ou des épistémologies féministes du standpoint ou « épistémologies situées » (Haraway, 1988 ; Harding, 2004 ; Flores Espinola, 2012 ; Gautier, 2018). L’enjeu est double. D’une part, dans les pas d’une sociologie des pratiques de connaissance (Bourdieu, 1980, 2003), il s’agira de rappeler les déterminations genrées du sujet connaissant, à repositionner au sein de son champ académique d’appartenance, et les façons dont il/elle est parvenu.e (ou non) à mettre en place des dispositifs de neutralisation du point de vue2. D’autre part, dans une perspective diamétralement opposée – celle des épistémologies du standpoint qui revendiquent une autre forme d’objectivité congédiant l’idéal régulateur de la neutralité axiologique – il s’agira de questionner comment le sujet, à partir de ses expériences situées – souvent invisibilisées – de la position dominée et assujettie dans l’ordre du genre3, occupe une place « privilégiée », une « légitime inclusion dans le réel » (Gautier, 2018), pour se définir comme sujet connaissant et se « réclamer d’un réalisme plus large ».
Questionnant, dans le champ des sciences sociales du sport, les usages, apports et limites de ces épistémologies du standpoint – et de la notion associée de « privilège épistémique » –, les contributeurs et/ou contributrices sont invité.es à réfléchir à la place de l’expérience en tant que sujet (dominant versus dominé) dans la production de connaissances en sciences sociales du sport et, par conséquent, à la façon dont cette position détermine, ou tout du moins oriente, une manière de voir la réalité, de la comprendre et, peut-être, de la transformer.
Ainsi, les articles pourront répondre à plusieurs questions : que produit sur nos terrains de recherche le fait « d’être » une femme ou un homme, cis ou trans, hétérosexuel.elle ou homosexuel.elle (articulé ou non avec d’autres caractéristiques sociales comme le fait d’être jeune ou non, racisé.e ou non, spécialiste d’une discipline sportive ou non, issu.e de tel ou tel milieu social, valide ou non) ? À quelles difficultés ou résistances est-il/elle exposé.e ? Comment le/la chercheur/se y a-t-il/elle fait face d’un point de vue méthodologique et/ou épistémologique ? Dans quelle mesure les positions qu’il/elle occupe, ont-elles été revendiquées, utilisées, ignorées ou dissimulées pour analyser les terrains de recherche ? Quels sont finalement les effets et limites de ces épistémologies du genre (GenERe, 2018) sur les connaissances produites en sciences sociales du sport ?
Ainsi, loin de tout projet d’essentialisation des chercheurs et chercheuses en sciences sociales du sport, ce sont au contraire les différences de vécus, de rapports de pouvoir mais aussi les divergences identitaires, méthodologiques, relationnelles et épistémiques des chercheuses et chercheurs en interaction dynamique avec leurs terrains d’enquête, analysés sur des temps plus ou moins longs, qui seront au centre des réflexions rassemblées dans ce numéro spécial. Loin d’une posture surplombante, la pratique épistémologique sera ici mise au service d’un exercice réflexif sur les outils et démarches du travail scientifique avec pour objectif de montrer comment se (re)composent les inégalités de genre, articulées aux inégalités sociales, raciales et sexuelles dans le champ sportif ainsi que dans le monde académique qui le prend pour objet.

Bibliographie
BERENI, Laure ; CHAUVIN, Sébastien ; JAUNAIT, Alexandre ; REVILLARD, Anne. 2020. Introduction aux études sur le genre, Louvain la neuve, De Boeck Supérieur.
BOURDIEU, Pierre. 1980. Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit.
BOURDIEU, Pierre. 2003. « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, n°150, p. 43-58.
BOUSSAHBA, Myriam ; DELANOË, Emmanuelle ; BAKSHI, Sandeep (dir). 2021. Qu’est-ce que l’intersectionnalité ? Dominations plurielles : sexe, classe et race, Paris, Payot.
BUTLER, Judith. 2000. « Les genres en athlétisme : hyperbole ou dépassement de la dualité sexuelle ? », Les cahiers du genre, n°29, p. 21-35.
CLAIR, Isabelle. 2016. « Faire du terrain en féministe », Actes de la recherche en sciences sociales, n°213, p. 66-83.
CLAIR, Isabelle. 2022a. « Les temporalités de la comparaison ethnographique », Genèses, n°129, p. 153-171.
CLAIR, Isabelle. 2022b. « Nos objets et nous-mêmes : connaissance biographique et réflexivité méthodologique », Sociologie, vol. 3, n°13, http://journals.openedition.org/sociologie/10578
CONNELL, Raewyn. 2014. Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Éditions, Amsterdam.
DORLIN, Elsa. 2009. Sexe, race et classe : pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF.
FLORES ESPINOLA, Artemisa. 2012. « Subjectivité et connaissance : réflexions sur les épistémologies du point de vue », Cahiers du Genre, n°53, p. 99-120.
GAUTIER, Claude. 2018. « De la neutralité axiologique au réalisme des expériences vécues du standpoint : Une critique féministe de la relation de connaissance », in GenERe (dir.), Épistémologies du genre : Croisements des disciplines, intersections des rapports de domination, Lyon, ENS Éditions, p. 97-115.
GenERe (dir.). 2018. Épistémologies du genre : croisements des disciplines, intersections des rapports de domination, Lyon, ENS Éditions.
GUERANDEL, Carine. 2016. Le sport fait mâle. La fabrique des filles et des garçons dans les cités, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
GUERANDEL, Carine ; MARDON, Aurélia. (dir). 2022. « Construction des féminités et des masculinités juvéniles dans le sport », Agora débats Jeunesses, vol. 1, n°90,
HARAWAY, Donna. 1988. “Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective”, Feminist Studies, vol. 14, n°3, p. 575-599.
HARDING, Sandra (ed.). 2004. The Feminist Standpoint Theory Reader: Intellectual and Political Controversies, New-York, Routledge.
HIDRI NEYS, Oumaya. (dir.). 2022. The survey narrative (1/2) The gains of reflexivity in sport social sciences/ Le récit d’enquête (1/2) Les gains de la réflexivité en sciences sociales du sport, Loisir et Société / Society and Leisure, vol. 45, n°2, p. 189-217.
LOUVEAU, Catherine. 2004. « Sexuation du travail sportif et construction sociale de la féminité », Cahiers du genre, n°36, p.163-183.
MAZOUZ, Sarah ; LEPINARD, Éléonore. 2021. Pour l’intersectionnalité, Paris, Anamosa.
MENNESSON, Christine. 2010. Être une femme dans le monde des hommes : socialisation sportive et construction du genre, Paris, L’Harmattan.
MONJARET, Anne ; PUGEAULT Catherine (dir). 2014. Le sexe de l’enquête. Approches sociologiques et anthropologiques, Lyon, ENS Éditions.
QUIDU, Matthieu. (dir.). 2014a. Épistémologie du corps savant. Tome 1. Le chercheur et la description scientifique du réel, Paris, L’Harmattan.
QUIDU, Matthieu (dir.). 2014b. Épistémologie du corps savant. Tome 2. La recherche scientifique comme expérience corporelle, Paris, L’Harmattan.
SAOUTER, Anne. 2000. « Être rugby ». Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme.

Langue : La revue Sciences sociales et Sport publie des articles en français.


Soumission :
Les propositions d’articles (3000 signes max en français + bref CV + liste des publications relevant de la thématique) sont à envoyer aux trois coordinateur et coordinatrices du numéro pour le numéro d’octobre 2025.
Les propositions présenteront le cadre théorique mobilisé, la problématique, l’enquête de terrain menée, la méthodologie employée et les résultats obtenus.
Les propositions seront rédigées suivant les normes d’écriture de la revue Sciences Sociales et Sport, disponibles sur la page suivante :


Procédure de sélection des articles :
Les propositions d’articles (résumés) sont réceptionnées par les coordinateur et coordinatrices du numéro spécial. Elles sont classées par leurs soins et transmises au comité de rédaction de la revue. La décision finale concernant les propositions d’article est prise en collaboration avec les membres du comité directeur.
L’acceptation définitive des articles dépendra des avis rendus suite à une expertise en double aveugle. Les coordinateur et coordinatrices du numéro pourront proposer un ou deux expert.es au comité de rédaction. Leur sollicitation sera faite par le comité de rédaction de la revue.
L’article est refusé s’il fait l’objet de deux avis « refus » de la part des expert.es ; l’article est réévalué s’il fait l’objet d’un « refus » et d’une « acceptation » sous conditions ; l’article est accepté s’il fait l’objet de deux avis « d’acceptation » sous conditions ou non.


Calendrier :

  • Date d’envoi des propositions de résumés : 2 Avril 2024.
  • Sélection des propositions et réponses aux auteur.es : 7 mai 2024.
  • Remise des articles : 2 novembre 2024.
  • Réponse définitive suite à une double expertise anonyme : 4 Février 2025.
  • Remise de la version finale des articles : 6 Mai 2025.
  • Parution du numéro : octobre 2025.
  1. Sans être exhaustif, on notera les articles d’Anne Saouter dans l’ouvrage collectif le sexe de l’enquête en 2014, et celui de Carine Guérandel (2022) dans le numéro coordonné par Hidri Neys. ↩︎
  2. Cette approche permettra de questionner ce que peut être le « sujet-communauté » épistémique, proposé par Bourdieu, du point de vue du genre (Gautier, 2018). ↩︎
  3. « Pour les théories du standpoint, le problème se trouve donc posé de manière inverse. Celui-ci ne se pose pas depuis le « sujet » dont il faut garantir les conditions de neutralité, de non-implication en direction de l’objet – détermination univoque. Le problème se pose depuis l’objet à constituer, c’est-à-dire depuis un certain type d’expérience qu’il importe, pour des raisons ontologique, politique et morale, d’élever à la dignité de connaissance, pour aller vers le sujet » (Gautier, 2018, p. 6). ↩︎

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