« Profession : arbitre(s) de football ? »   

PROJET DE CAHIER THEMATIQUE, Revue « SCIENCES SOCIALES ET SPORT »

Coordonné par Olivier Chovaux & Alexandre Joly, Université d’Artois, CREHS (UR 4027) 

Si l’histoire du football a atteint « l’âge de sa majorité », celle des arbitres demeure encore en voie de poldérisation. L’historiographie du jeu de la « balle au pied » l’explique largement : les compétitions, les lois du jeu, les instances, les clubs et l’étude de certains acteurs (joueurs, entraîneurs et dirigeants) ont été des voies d’entrée pionnières pour inscrire l’histoire du football dans ses temporalités propres1. Une fois cette approche chronologique établie, d’autres travaux, plus thématiques, ont complété ce premier socle : sans que la liste soit exhaustive, l’histoire des Coupes du monde, des supporters, des évolutions du spectacle du football, de l’équipe de France du football, les violences et incivilités commises dans et autour des stades, etc. C’est précisément à partir de cette dernière entrée que les « hommes en noir » sortent de l’ombre. Chargés d’appliquer les lois du jeu, ils peuvent en effet être victimes des comportements illicites des acteurs du jeu et se retrouver ainsi au coeur du processus de régulation de ces mêmes violences. Sociologues, psychologues et historiens ont donc emprunté cette nouvelle voie qui, depuis quelques années, se traduit par une activité scientifique diversifiée (articles, ouvrages, thèses de doctorat)2 qui vient compléter les rares biographies rédigées par des arbitres de renom, une fois les crampons raccrochés3. Ce qui pose d’emblée la question de la reconversion. 

L’une des évolutions majeures de l’arbitrage d’élite (on comprendra ici l’exercice de l’activité lors des compétitions internationales et professionnelles, respectivement gérées par la FIFA, l’UEFA, la Ligue de Football Professionnel et la Fédération Française de Football) est sans conteste l’adoption récente d’un statut professionnel. Le temps des « magistrats sportifs » (fin XIXe/années 1950) et des « directeurs de jeu » (années 1960/années 1990) semble désormais révolu : les mutations du jeu, la médiatisation et la spectacularisation du match de football ont profondément modifié les contours d’une communauté qui, dans les années 1960 se mue en « corporation » sous l’action associative, avec la création de l’UNAF puis au début des années 2000 avec le SAFE4. Les nouvelles exigences en matière d’évaluation des arbitres fédéraux, l’amélioration des dispositifs de formation initiale et continue, l’exposition médiatique et l’aura dont bénéficient désormais certaines figures de l’arbitrage hexagonal (on pense ici à Michel Vautrot5 et Robert Wurtz6, dans deux registres différents) rendent inéluctable ce passage aux « athlètes de l’arbitrage ». Qualités physiques 

imposées par les tests de sélection pour accéder à l’échelon européen, parfaite maitrise des lois du jeu et technicité propre à leur application, ressources psychologiques et qualités managériales rendent progressivement incompatibles activité arbitrale et professionnelle. Le temps consacré aux entraînements, les longs déplacements, les sessions de formation organisées tout au long de la saison et l’utilisation toute récente de nouvelles technologies d’aide à la décision (GLT et VAR)7 impactent ce « temps sportif » particulier qui est celui des arbitres évoluant au plus haut niveau et qui s’apparente sur de nombreux points à celui des équipes et joueurs professionnels8

L’objet de ce cahier thématique est donc de mettre en exergue quelques-uns des traits qui caractérisent une « profession » aujourd’hui exercée par moins d’une cinquantaine d’arbitres français, qui vient clore un processus de professionnalisation9 entamé depuis la fin des années 1990 et qui prendra officiellement fin en 201610. Il est ouvert aux différentes générations de chercheurs, issus de disciplines variées (histoire, sociologie, science politique, psychologie notamment) dont les travaux, anciens ou en cours, portent sur les arbitres et/ou l’exercice de l’arbitrage et abordent l’une des dimensions de ce qui définit généralement une profession, au sens académique du terme. Cet opus souhaite également témoigner de la dynamique collective récemment constituée autour d’un sujet qui se rapporte à un domaine particulier, celui des « professions exercées dans le monde des sports », ou des « professions sportives ». Cette dernière se définit par une extrême hétérogénéité, et comprend « tous les individus qui, à titre exclusif ou principal, exercent une activité sportive contre rémunération (sportifs professionnels) ou encadrent directement une ou plusieurs activités physiques ou sportives (entraîneurs, éducateurs, moniteurs, animateurs) », les « officiels du sport » (juges, arbitres, chronométreurs) pouvant relever de cette même catégorie dès lors qu’ils perçoivent une rémunération11. S’agissant des arbitres de football, leur histoire et la nature de l’activité exercée les a très longtemps éloignés de toute perspective rémunératrice, hors les indemnités de déplacement et de match perçues pour chaque rencontre. L’adoption de la loi du 23 octobre 2006 modifie de facto cette situation, en reconnaissant d’une part, « qu’ils sont chargés d’une mission de service public (…) et les atteintes dont ils peuvent être les victimes ». Cette principale disposition (parfois appelée « loi Lamour »), qu’il faut resituer dans son contexte, est complétée par des articles liés aux plafonds des sommes et indemnités perçues dans le cadre de leurs activités, et régimes d’exonération ou de cotisation afférents. Ceux et celles qui exercent au plus haut niveau voient dans cette inflexion juridique la possibilité d’une révision de leur statut et la reconnaissance d’une profession, dont les contours sont par ailleurs précisés par le Statut de l’Arbitrage (FFF)12. A contrario, les arbitres du « football du dimanche »13 ne sont pas concernés par ces revalorisations et l’écart se fait d’autant plus grand avec leurs collègues de l’élite. Cet écart entre arbitrage amateur et professionnel est par ailleurs renforcé depuis l’utilisation récente des technologies évoquées en amont. 

Un tel sujet renvoie également à la sociologie des professions14 et des groupes professionnels et aux travaux qui ont permis d’en définir les caractéristiques respectives. Sans entrer dans le détail15, les arbitres de l’élite relèveraient paradoxalement des deux catégories, dans la mesure où leur activité renvoie aux invariants classiques d’une profession : ils parviennent à l’élite (et s’y maintiennent) en bénéficiant d’une formation spécifique ; ils exercent leur activité dans une situation de monopole légal, validée par les instances sportives (FFF, Ministère de tutelle), tout en observant un code éthique particulier, là encore défini par le Statut de l’Arbitrage. Reste qu’ils constituent aussi un groupe professionnel émergent16, dont l’étude du processus de construction renvoie aux classiques mécanismes d’affirmation identitaire et d’auto-organisation (que confirme le taux de syndicalisation des arbitres de l’élite affiliés au SAFE). S’il fallait se risquer au jeu des catégorisations, celle récemment définie par Florent Champy17 (une profession à pratique prudentielle) pourrait finalement convenir : à l’image des médecins, des enseignants, des juges18 et des avocats, les arbitres de football mobilisent des savoirs spécifiques dans une situation d’incertitude. Et ce d’autant plus au regard de « l’aléa » qui gouverne la temporalité d’un match de football, tant dans l’interprétation des lois du jeu que leur application au regard des situations. Cette exposition particulière des directeurs de jeu (qu’elle soit médiatique ou directement le fruit d’une « mise en danger » physique compte tenu de l’environnement particulier des certaines rencontres) justifiant d’ailleurs que leur profession doit faire l’objet d’une protection particulière (loi Lamour mentionnée plus haut). 

Sans prétendre à l’exhaustivité, ce cahier thématique se propose donc d’explorer ces différentes voies, de les interroger au filtre des disciplines mobilisées, à partir de leurs méthodes propres (consultation de fonds d’archives (institutionnelles et/ou privées), enquêtes orales et questionnaires), en utilisant un périmètre qui n’est pas nécessairement hexagonal et classiquement situé dans les bornes chronologiques du temps immédiat. Les approches comparées, les regards portés sur des processus identiques dans d’autres footballs européens, le recours au genre biographique, voire la prosopographie sont autant de pistes offertes aux futurs contributeurs et contributrices. 

Remise des propositions d’articles (1 page comprenant un titre provisoire, la problématique, la méthodologie et le plan de l’article) avant le 30 novembre 2023 (à transmettre à Alexandre Joly (alexandre.joly@ens-rennes.fr)). 

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1 Sur l’histoire du football, la belle synthèse de Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, coll. Tempus, 2014, (rééd.) 

2 Olivier Chovaux, « Siffler n’est pas jouer ? ». Une histoire des arbitres de football, éditions Atlande, coll. Penser le sport, 2021 ; Joly Alexandre, « Les arbitres dans le football professionnel français : de l’amateurisme au semi-professionnalisme (1955-1995) ». Thèse de doctorat en STAPS, sous la direction d’Olivier Chovaux et Jean-Nicolas Renaud, Université d’Artois, 2021. On peut citer l’ouvrage pionnier de : Gordon Thomson, The man in black. A history of the football referee, Prion Books Ltd, 1998. 

3 A titre d’exemple : Robert Wurtz, Au coeur du football. 25 ans d’arbitrage, Robert Laffont, 1990. Tony Chapron, Enfin libre ! Itinéraire d’un arbitre intraitable, Arthaud, 2018. Parmi les figures récentes de l’arbitrage international : Pierluigi Collina, Mes règles du jeu, éditions Jean-Claude Lattès, 2004. Howard Webb, The man in the middle. The autobiography of the world cup final referee, London, Simon & Schuster, 2016. 

4 Olivier Chovaux, « Le syndicat des Arbitres du Football d’Elite (SAFE) : un contre-pouvoir efficace au service d’une corporation privilégiée ? (2006-2016) », dans : Manuel Schotté, Joris Vincent (dir.), Le sport et ses pouvoirs, PULIM, coll. Desport et des histoires, 2020. 

5 Alexandre Joly, « Michel Vautrot, la construction d’une figure populaire de l’arbitrage (1959-1991) », Sciences Sociales et Sport, n°15, 2020, p. 103-127. 

6 Alexandre Joly, « Les archives de l’intime des « hommes de l’ombre » : le cas de Robert Wurtz, précurseur d’un arbitrage athlétique et médiatisé (1962-1990), European studies in sports history, à paraitre.  

7 Alexandre Joly, Pierrick Desfontaine, La technologisation des arbitres de l’élite dans le football français : entre arbitrage humain et rationalité numérique (1980-2021), Sciences et Motricité, 2022. 

8 Pierre Lanfranchi, Alfred Wahl, Les footballeurs professionnels des années Trente à nos jours, Hachette, coll. Vie quotidienne, 1995. 

9 Sur ce point, le texte de Didier Demazière, Professionnalisations problématiques et dans : Les processus de professionnalisation, Formation emploi, n°108, octobre-décembre 2009, p. 83-90. 

10 Lucie le Tiec, « Le statut de travailleurs inachevés des arbitres de football. Approche par l’analyse des recrutements, des carrières, des abandons… », Sociologies pratiques, n°31, 2015, p.113-114. 

11 Consulter l’entrée « professions » (par Gildas Loirand), dans : Michaël Attali, Jean Saint-Martin (dir.), Dictionnaire culturel du sport, Armand Colin, 2010, p.366-368. 

12 Article 12. indemnités dues aux arbitres : les montants des indemnités de déplacement et de match sont fixés (…) par le Comité exécutif (COMEX) pour les épreuves de la Fédération et de la Ligue de Football Professionnel (…). Statuts de l’arbitrage, saison 2021-2022 (extrait). 

13 Voir à titre d’exemple le récit de vie d’un arbitre amateur : Rachid Chebli, Amor l’arbitre ! Chronique d’un arbitre du dimanche, Jacques Flamant, 2021.  

14 Un ouvrage de référence : Claude Dubar, Pierre Tripier, Sociologie des professions, Armand Colin 2015. 

15 On pourra se reporter à la note critique de Nadège Vezinat, Une nouvelle étape dans la sociologie des professions en France. Bilan critique autour des ouvrages de Didier Demazière, Charles Gadéa (2009) et Gilles Champy (2009), dans : Sociologie, 2010, 3/1, p.413-420. 

16 Les groupes professionnels désignent « des ensembles de travailleurs exerçant une activité ayant le même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail et caractérisés par une légitimité symbolique ». Cité par Didier Demazière, Charles Gadéa (dir.), Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, La Découverte, 2009. 

17 Florent Champy, La sociologie des professions, PUF, 2009. 

18 Sur cette question : Didier Deleule, « La partie et son juge. A propos d’un divertissement célèbre : Football et jeu social », dans : Olivier Chovaux, Charles Coutel (dir.), Ethique et spectacle sportif, Artois Presses Université, coll. Cultures sportives, 2002, p. 29-39.  

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